jeudi 27 août 2009

Le New York Times célèbre Federer en rabaissant le tennis féminin












Le respectable New York Times a publié ce lundi un article élogieux concernant le succès de Roger Federer au tournoi de Cincinnati. L’auteur du papier explique à quel point Federer est un homme méritant, en restant focalisé sur les tournois ATP, tout en restant un bon père.

Mais d’évidence, ce simple constat ne suffit pas pour faire un article à la gloire du N°1 mondial. Ainsi, pour mettre en relief cette success-story, Karin Crouse, une journaliste du quotidien américain, a décidé de prendre un angle attaquant le tennis féminin. Le titre du papier? “Avec le jeu de Federer au top, avantage au tennis masculin”. Outre la nature même de l’initiative (mettre un homme sur un piédestal tout en descendant les femmes dans un caniveau), les arguments développés font preuve d’une faiblesse et d’un mépris scandaleux.

Dans un premier temps, le New York Times compare l’investissement de Federer dans les tournois ATP à celui des soeurs Williams lors des épreuves WTA, en relevant que les américaines n’ont pas gagné de tournois depuis le dernier Wimbledon. L’article à son explication : les actuelles N°2 et N°3 mondiales ont “depuis des années des intérêts extérieurs, comme la mode, l’écriture, le design, et d’autres choses encore”. Mais Federer, lui, est un père, et “Il n’y a rien de plus dur que de jongler avec la parenté”. Pour lire entre les lignes : heureusement que Federer est là pour faire la promotion du tennis, pendant que les sisters sirotent des pina coladas en assistant à des défilés.

Soyons sérieux une minute. Serena et Venus Williams n’ont jamais autant joué qu’en 2009. Certes, Serena Williams a souvent été limite durant certaines rencontres cette saison, et a fait des choix de calendriers qui s’expliquent plus par des motifs financiers que sportifs. Mais cela n’est pas tout. Tout d’abord, le Sony Ericsson WTA Tour est complice de cette faillite : à trop vouloir obliger ses joueuses à s’engager dans des épreuves qu’elles ne veulent pas disputer, celles-ci vont forcément avoir une motivation altérée. Dans le cas de Serena Williams, il faut surtout ajouter qu’elle est désormais incapable de jouer une saison entière à plein régime. Depuis sa blessure au genou gauche de 2003, l’américaine n’a jamais pleinement récupéré sa forme physique exemplaire qui faisait d’elle une N°1 mondiale incontestée en 2002 et 2003 (une époque où son implication n’a jamais été remise en question). Alors naturellement, Serena Williams se concentre désormais sur les Grands Chelems, et se donne à fond pour les épreuves qui offrent le plus grand intérêt sportif et la meilleure promotion possible au tennis féminin. Elle utilise du coup les autres tournois comme une préparation, et c’est plutôt rassurant de voir que cela ne suffit pas contre des adversaires plus mobilisées.

Dans le cas de Venus Williams, l’argument n’est pas recevable: on ne l’a jamais surprise en train de balancer ou de négliger une rencontre quelle qu’elle soit. Lorsqu’elle a été battue, même sur les petits tournois, c’est qu’elle était tout simplement moins forte que ses adversaires. Rappelez-vous qu’en février, elle a joué à Acapulco après avoir remporté le tournoi de Dubaï avec brio : au lieu de laisser filer dans un tournoi guère important pour elle, l’américaine a enchaîné 4 rencontres serrées sur une terre battue lourde, avant de s’imposer en finale contre Pennetta.

Entendre parler “d’intérêts extérieurs” des Williams est d’autre part risible, car ce sont des arguments qui reviennent sans cesse, alors qu’ils datent de près de 10 ans. C’est bien beau de monter Federer en épingle, mais il faudrait remettre certaines choses dans un contexte clair. Lorsque Venus Williams a atteint la finale de l’US Open en 1997, l’actuel N°1 mondial n’avait pas encore joué un seul match sur le circuit ATP. Quand Serena Williams a remporté son premier Grand Chelem à New York, Federer n’était encore qu’un jeune espoir qui n’avait pas encore gagné une seule rencontre en Grand Chelem. En 2003, quand le joueur suisse disputait et remportait son premier Grand Chelem, les Williams cumulaient à elles deux déjà 18 finales dans ces épreuves, rien qu’en simple. On ne peut donc pas comparer l’usure des deux ex-numéros 1 mondiales à celle de Roger Federer : elles ont tout simplement nettement plus de présence au plus haut niveau que ce dernier d’un point de vue temporel. Montrer du doigt leur implication dans leur tennis est donc tout bonnement insultante. D’autant plus qu’entre les blessures, la mort tragique de leur soeur Yetunde en 2003 et le confort économique dont elles disposent, Serena et Venus Williams auraient pu avoir toutes les raisons du monde pour couper court à leur carrière. Pourtant, elles sont toujours là, pour le plus grand bonheur des véritables amateurs de tennis. L’autre argument proposé de l’article consiste à dire que personne n’a remarqué ou noté les victoires de Jankovic et Dementieva à Cincinnati et Toronto, alors que chez les hommes, les “tops performers” ont bien assuré leur rang, générant ainsi “une couverture médiatique importante”. Étonnant : Jankovic et Dementieva ne sont-elles pas des “tops performers”, des figures emblématiques du circuit WTA, des Top 5 en passe d’être des outsiders de choix pour le prochain US Open ? Et d’autre part, n’est-ce pas la faute des médias, dont le New York Times, de mettre dans l’ombre les performances féminines au profit de celles des hommes ? Il est faux de dire qu’il ne se passe rien en ce moment sur le circuit féminin : il y a les retours de Kim Clijsters et de Maria Sharapova, des joueuses en progrès (cet été, Pennetta dans le top 10, les bons résultats de Stosur, la semaine spectaculaire de Kleybanova à Toronto, la victoire de Bartoli à Stanford en battant au passage Jankovic et Venus Williams), une N°1 mondiale perfectible mais dédiée corps et âme à son sport, les éternelles outsiders aux dents longues, des matchs à rebondissements … et la liste peut encore continuer… Encore faudrait-il laisser la place à ces performance. Quand Justine Henin était ultra-dominatrice il n’y a pas si longtemps, les médias déploraient un manque de suspense, justifiant avec mauvaise foi leur désintérêt. Maintenant qu’il y a une dose d’imprévisibilité tout au long de l’année, et des joueuses de plus en plus capables de créer des surprises dès les premiers tours, on se plaint de ne pas avoir les meilleures joueuses systématiquement au rendez-vous des fins de semaine. Lorsque Karen Crouse écrit que la domination et la “qualité de jeu de Federer” expliquent la densité du tennis masculin (parce qu’il aiderait de facto les autres joueurs à de dépasser), c’est tout de même gonflé : on ne se souvient pas de cet argument quand Steffi Graf, Monica Seles, Martina Hingis, Serena Williams ou Justine Henin étaient en position de force : bien au contraire, elles symbolisaient la preuve de l’absence de compétitivité adverse qu’on reprochait au tennis féminin.

Ce qui est dommage, c’est qu’en plus de représenter la misogynie latente qui calcine la crédibilité des journalistes, cet article a un impact dommageable pour l’image de la femme en général, et ce, par-delà les enjeux sportifs. Car utiliser des arguments qui sont réversibles en fonction du sexe des athlètes, c’est clairement discriminatoire. Dans le cas qui nous intéresse, tant qu’il n’y aura pas un véritable travail de fond éditorial pour rétablir une égalité de traitement médiatique entre le tennis féminin et masculin, que ce soit en terme de contenu ou de quantité, cela ne risque pas d’évoluer.

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